- NI ZAN
- NI ZANLa notion de «peinture des lettrés», qui s’était incarnée pour la première fois à l’époque Tang dans la personnalité d’un Wang Wei, puis qui avait trouvé à l’époque Song chez Su Dongpo et Mi Fu de prestigieux porte-parole, a dominé l’ensemble de la peinture chinoise à partir de la dynastie Yuan. L’occupation mongole, qui marqua dans l’histoire politique chinoise une humiliation sans précédent, se solda paradoxalement dans le domaine artistique par un remarquable renouveau créateur. L’usurpation étrangère démobilisa de la vie publique une proportion importante de lettrés; ceux-ci, s’isolant dans une retraite protestataire, purent s’adonner tout à loisir aux choses de l’esprit, se tournant vers les mystiques d’évasion – bouddhisme et taoïsme, qui, comme à toutes les périodes de désarroi politique, connurent alors un regain de développement – et cultivant la poésie, la calligraphie et la peinture. L’ignorance et l’indifférence de la dynastie mongole en matière de peinture rendirent aux artistes une plus grande liberté d’inspiration: plus d’académie impériale pour servir d’arbitre officiel du goût, plus de carrière ouverte à l’ambition des peintres professionnels; la peinture redevient une activité purement individuelle d’amateurs raffinés.Un grand maître YuanDes «quatre grands maîtres Yuan» – Huang Gongwang, Wu Zhen, Ni Zan et Wang Meng –, Ni Zan n’est pas le plus puissant, mais il est probablement le plus pur. Sa vie, sa personnalité et son œuvre présentent une cohérence exemplaire, une intégrité et une originalité irréductibles. Sa peinture illustre par excellence l’impondérable qualité du yi (noble désinvolture, détachement intérieur) qui, à partir de l’époque Yuan, devint la catégorie suprême de l’esthétique chinoise.Né à Wuxi dans le Jiangsu, Ni Zan tout au long de sa vie ne s’est guère éloigné de sa région natale. Comme les autres grands maîtres Yuan, il est un homme du Sud, mais plus qu’eux encore il se montre dans sa peinture étroitement fidèle à un certain terroir bien localisé: les étendues du lac Taihu et la grâce mesurée des collines qui l’entourent. Issu d’une riche famille de grands propriétaires terriens, il bénéficia d’une excellente éducation littéraire et artistique. À l’abri de tout souci matériel, disposant d’une bibliothèque splendide et d’une importante collection de peintures et de calligraphies antiques, il se maintint délibérément à l’écart de la vie politique et se créa un univers spirituel, esthétique et contemplatif dans l’intimité duquel n’était admise qu’une petite élite d’amis – moines, poètes et artistes. Intéressé par le bouddhisme, Ni Zan était aussi un adepte zélé des pratiques de méditation taoïstes. Son activité intellectuelle se partageait entre la poésie, la calligraphie et la peinture. Sa poésie, d’une originalité remarquable, tranche sur la production assez ampoulée de ses contemporains par un lyrisme intime et direct, dans la veine des Tao Yuanming, Wang Wei et Wei Yingwu, et, à l’époque, sa réputation de poète éclipsa même ses réalisations de peintre. Sa calligraphie est elle aussi très personnelle, combinant les styles de Ouyang Xun et Chu Suiliang avec les archaïsmes du style de chancellerie des Han. Le recul du temps a placé l’œuvre du peintre nettement au-dessus de celle du poète et du calligraphe; mais il n’en reste pas moins que, dans l’élaboration de sa peinture, l’inspiration poétique et la discipline calligraphique constituent des composantes essentielles. Ni Zan, comme d’ailleurs les autres grands maîtres de l’époque, aime à illustrer l’unité de nature entre les trois arts, en calligraphiant sur ses peintures des poèmes de sa composition.La fortune dont il avait hérité l’avait libéré des préoccupations mesquines de l’existence; il sut à son tour se libérer de sa fortune. Peu après l’âge de cinquante ans, il vendit toutes ses terres, abandonna tous ses biens et passa les vingt dernières années de son existence comme un ermite errant, vagabondant sur les rives du Taihu. Ce suprême détachement dans lequel culmina sa carrière a contribué auprès de la postérité à le transformer en figure de légende et à faire de lui un modèle idéal de l’éthique lettrée.Un art inimitableLa peinture de Ni Zan, pâle et austère, simple et distante, semble vraiment à l’image de son âme. Il s’était pénétré des leçons des grands paysagistes du Xe siècle, Dong Yuan avant tout, le maître du paysage méridional dont s’était réclamée l’école lettrée depuis Mi Fu, et que Zhao Mengfu avait à nouveau proposé comme modèle dès le début de l’époque Yuan; mais il a également étudié Jing Hao, Guan Tong et Li Cheng, dont il possédait des originaux dans ses collections. Il appréciait beaucoup Mi Fu, dont il épousa l’esthétique, mais non la manière. Il était lié avec les trois plus grands peintres de son époque: Huang Gongwang, son aîné de trente ans, était un ami autant qu’un maître (Huang lui-même fit à son cadet l’hommage d’imiter certaines de ses œuvres). Ses relations avec Wang Meng étaient particulièrement étroites (les deux artistes exécutèrent même certaines œuvres en collaboration) et l’on peut déduire de ses écrits qu’il était assez intime avec Wu Zhen.Ces influences des anciens et ces échanges avec ses contemporains semblent en définitive étrangement peu peser dans sa création personnelle. Celle-ci, dont le registre peut à première vue paraître étroit et monotone, est d’une originalité absolue. Travaillant toujours à l’encre sur papier, d’un pinceau oblique et léger, en touches rares et presque nonchalantes, refusant presque toujours l’adjonction de couleurs, il organise invariablement sa composition en trois étages: un avant-plan pierreux planté de quatre ou cinq arbres graciles et pensifs, le vide immense d’une étendue d’eau, l’horizon lointain d’une colline basse. De cet univers apparemment insipide, terne et familier, toute présence humaine est mystérieusement bannie; en réalité, c’est un monde d’une hautaine autonomie, séparé du monde vulgaire par un écran translucide de vide et de silence. Paysage de l’âme, lieu d’une ineffable absence, cette peinture est un limpide secret où tout est offert et où tout est caché. Paysages du Taihu? Si vous voulez, répond Ni Zan, toujours évasif: «Ma peinture, ce n’est rien que quelques coups de pinceau jetés au hasard, sans souci de ressemblance, pour mon amusement.» Ou encore, commentant une de ses peintures de bambous: «Dans mes bambous, je me contente d’écrire les libres élans de mon cœur [...]. Je barbouille pendant un bon moment, et les spectateurs les prennent qui pour du chanvre, qui pour des roseaux, et pour ma part je ne saurais forcer personne à y reconnaître des bambous.» Comme certain bégaiement affecté est une forme aristocratique d’éloquence, cette apparente irrésolution ne doit pas nous masquer la certitude spirituelle et la rigueur technique qui sous-tendent l’œuvre. Chez ses innombrables imitateurs, sa formule, qui paraissait si simple, cesse d’opérer: ou bien la peinture reste trop matérielle, ou bien un dépouillement arbitraire la fait tomber dans la pauvreté – et toujours fait défaut ce vide animé qui reste l’apanage unique de Ni Zan.D’autres artistes ont pu explorer avec plus d’éclat les chemins divers de la création picturale. Si Ni Zan par contraste peut sembler limité et statique, c’est qu’il a d’emblée eu accès à la vérité centrale autour de laquelle tournent toutes les recherches de la «peinture des lettrés». Comprendre le seul Ni Zan, c’est comprendre l’essence et l’objet mêmes de cet art. Les critiques chinois ne s’y sont pas trompés, et un connaisseur Ming a pu écrire: «Il est facile de copier les maîtres Song, mais il est difficile de copier les maîtres Yuan; il est possible de copier les maîtres Yuan, mais il est impossible de copier Ni Zan.» Cette qualité inaccessible de sa peinture ne fit que stimuler les imitateurs, mais ceux qui réussirent à saisir un reflet de son inspiration sont en nombre infime (Wang Fu à la fin du XIVe s., Hongren et Cha Shibiao au XVIIe s.). De même, parmi les collectionneurs, cette œuvre discrète et rare ne cessa de faire l’objet de la concurrence la plus acharnée; d’où le dicton célèbre sur les grandes familles du Jiangnan, qui passaient pour raffinées ou vulgaires selon qu’elles possédaient ou non un Ni Zan!
Encyclopédie Universelle. 2012.